Eliott Nouaille : La rhétorique, vecteur de transformation sociale
Directeur de La Fabrique des Orateurs (un institut de formation d’un genre particulier, qu’il a créé), Eliott Nouaille s’est fait remarquer en juin en endossant – avec un succès certain ! – la tenue de “chroniqueur judiciaire” à l’issue du Citation directe consacré au procès de Social Demain. Un procès dont l’intégralité se trouve sur Youtube. Nous avons souhaité l’interroger sur son analyse de la place de la rhétorique dans un monde chahuté et sur son choix de défendre une conception particulière de la prise de parole.
Comment avez-vous vécu cette expérience de chroniqueur judiciaire, dans le cadre de Citation directe ?
Ce rôle de chroniqueur judiciaire – ce que j’appelle généralement une “reprise” – est un exercice d’éloquence extrêmement complexe. C’est un véritable travail d’équilibriste car il faut capter à la fois l’ambiance de la salle, les moments qui prêtent à des traits d’esprit, tout en se concentrant sur les interventions des protagonistes du procès. L’improvisation est omniprésente : je viens sans notes préparées, je les prends au fur et à mesure, en fonction des dialogues et des interactions, afin de synthétiser l’essentiel de ce qui a été dit, tout en apportant une touche d’humour. Il s’agit de trouver un équilibre subtil entre le sérieux des sujets abordés et une certaine légèreté, pour ne pas rendre l’atmosphère trop lourde. C’est un pari particulièrement difficile, parce qu’il faut réussir à jongler entre la pertinence des propos, la synthèse des moments-clés et une forme de sublimation par l’éloquence et l’humour. Mon rôle consiste à respecter les enjeux du procès tout en le rendant amusant et accessible.
Pourquoi avez-vous créé La Fabrique des Orateurs et comment ce projet a-t-il vu le jour ?
Mon parcours universitaire m’a toujours orienté vers les sciences humaines et sociales, avec des diplômes en philosophie, sciences politiques et éthique appliquée. À un moment donné, je me suis rendu compte qu’on me sollicitait régulièrement pour des conseils sur la prise de parole, la manière de s’exprimer et de sublimer ses idées par le discours. J’ai donc commencé à conseiller des personnalités publiques, puis à intervenir dans de grandes écoles et, par la suite, dans une entreprise d’intelligence collective où je partageais mon temps entre mes activités d’enseignement et d’accompagnement. Très vite, la demande pour mes services est devenue telle que j’ai décidé de créer La Fabrique des Orateurs, à la fois cabinet de conseil et institut de formation spécialisé dans la pratique oratoire. L’idée était de répondre à un besoin croissant chez les personnalités publiques – mais aussi chez des particuliers -, celui de perfectionner leur capacité à s’exprimer de manière éloquente et pertinente. J’accompagne aujourd’hui des députés, des dirigeants, des avocats, des conférenciers, ainsi qu’un portefeuille plus large de clients qui recherchent les mots justes pour défendre leurs idées ou accompagner les personnes avec lesquelles ils travaillent.
Pourquoi la rhétorique et l’éloquence sont-elles si importantes aujourd’hui ?
La rhétorique, bien plus qu’une simple compétence, est une discipline cruciale dans le contexte actuel où l’attention est devenue une ressource rare et précieuse. Nous sommes constamment sollicités par des publicités, des messages, des notifications, et la capacité à capter l’attention grâce à un discours clair et efficace devient un atout majeur. La rhétorique ne se limite pas à savoir parler ; elle permet d’analyser les discours, de les déconstruire et de comprendre les mécanismes qui captent l’attention ou influencent l’opinion. C’est d’ailleurs une discipline qui a émergé de l’observation de l’éloquence, de ce phénomène presque magique qui permet à certains de captiver leur auditoire. Or, cette compétence n’est enseignée ni à l’école ni à l’université, et on peut le regretter – car la plupart des communications sont orales. Il est essentiel de maîtriser l’art de la parole non seulement pour défendre ses idées, mais aussi pour comprendre et répondre à celles des autres. La rhétorique est une arme sociale et individuelle, qui aide autant à développer la confiance en soi qu’à interagir de manière plus efficace avec le monde.
La rhétorique comme remède pour apaiser les débats et renforcer la démocratie ?
Dans l’Antiquité, la rhétorique était indissociable de la citoyenneté. On considérait qu’un citoyen ne pouvait pas participer pleinement à la vie publique s’il ne maîtrisait pas cette science du discours. Bien parler, c’était non seulement s’exprimer de manière éloquente, mais aussi défendre des idées justes, cohérentes et éthiques. Aujourd’hui, alors que nous vivons dans une société saturée d’informations, souvent diffusées sans discernement, la rhétorique pourrait véritablement assainir les débats publics. D’autant qu’en apprenant à bien parler… on apprend aussi à mieux écouter, à mieux comprendre les positions des autres – prérequis fondamental pour un dialogue social constructif. Le défi actuel est d’éviter que les échanges ne deviennent simplement des démonstrations de force verbales. La rhétorique, en tant que discipline, peut aider à rétablir des échanges plus équilibrés, où l’écoute et le respect des idées de l’autre sont aussi importants que la défense des siennes. C’est un véritable projet de transformation sociale, où l’amélioration de la parole individuelle contribue à une meilleure cohésion collective.
Propos recueillis par François Perrin-Chapelain
A DECOUVRIR : Le travail n’est pas une valeur !
Dans un article publié sur le site du think tank CRAPS, Denis Maillard, cofondateur de Temps Commun, conteste l’idée que le travail soit une valeur en soi. Enracinée au 19ème siècle avec l’industrialisation, l’idée de “valeur-travail” persiste malgré les transformations profondes du monde du travail. Le discours politique qui en fait une valeur suprême est décalé par rapport à la réalité des travailleurs d’aujourd’hui. Pour sortir de cette impasse, cet article propose de réinvestir le travail comme un “commun incarné”, porteur de sens collectif, plutôt qu’une grandeur morale.
Matière à penser #1 : Du piédestal au bûcher
L’affaire des agressions sexuelles commises par l’Abbé Pierre a été l’un des feuilletons de l’été, de la publication, le 17 juillet, d’un rapport, commandé par Emmaüs et la Fondation Abbé Pierre, à la succession de témoignages qui se sont accumulés depuis, accusant le prêtre d’agressions sexuelles tout au long de sa vie. Trois choses frappent dans ce dossier : tout d’abord comme avec la FNH – Fondation Nicolas Hulot rebaptisée Fondation pour la Nature et l’Homme -, il s’agit de poursuivre l’œuvre tout en se détachant du fondateur. Mais si Nicolas Hulot a, lui, démissionné, c’est le mouvement Emmaüs qui a annoncé le départ définitif de l’Abbé Pierre. Ensuite, l’époque a changé, et les figures morales publiques ne sont désormais pas plus grandes que leurs turpitudes privées. Car en réalité, il semble que beaucoup de monde, depuis longtemps, savait à quoi s’en tenir avec l’Abbé, mais dans le secret… Ce qui laisse penser qu’il n’existe plus de figure morale si le statut d’agresseur “annule” les actions passées : seules les victimes seraient alors insoupçonnables.
Question : Présidence d’honneur, intégration dans un CA, parrainage, sponsoring, etc. Mesurez-vous le risque sur votre réputation avant l’enrôlement d’une personnalité ?
Matière à penser #2 : Une coqueluche peu virale sur les réseaux
Voilà un chiffre que nous a soufflé Deep opinionhttps://deepopinion.fr/, partenaire de Social Demain : Avec 35 000 cas recensés depuis janvier, la coqueluche a fait son grand retour en Europe… mais aussi dans notre pays – avec une augmentation de près de 30% des cas durant les 6 premiers mois de l’année par rapport à 2023. Mais la maladie n’est pas aussi virale en ligne : si le nombre de mentions a été multiplié par 2 (avec 19 600 mentions depuis le 1er avril 2024 sur les principaux réseaux sociaux), on ne note pas d’emballement en relation avec la réalité de la maladie. Loin de l’utopie numérique qui voudrait que l’on puisse tout savoir et tout prédire en scrutant la toile, il y a aussi ce que les réseaux ne voient pas…
Conseil de lecture
Penser le rap, de Kevin Boucaud-Victoire
Kevin Boucaud-Victoire, journaliste au magazine Marianne et amateur de rap, signe avec Penser le rap (Editions de l’Aube) un essai vif et informé qui s’intéresse à l’évolution du rap, de sa position de paria à celle de genre musical dominant. Ce phénomène, qui touche toutes les générations et toutes les catégories sociales, s’est imposé comme la première forme musicale en France. En 2022, le Top 10 des meilleures ventes d’albums comprenait sept rappeurs, dont Orelsan, Ninho, Gazo et Jul. Boucaud-Victoire tente d’expliquer ce succès en proposant une analyse sociale du rap qui, en à peine une décennie, est devenu « une culture juvénile majoritaire, et elle le demeure même pendant l’adolescence, soit jusqu’à 35 ans. » Cette hégémonie s’appuie sur plusieurs facteurs, comme la loi Carignon de 1994 imposant un quota de chansons françaises à la radio, mais aussi sur la diversification musicale du rap, capable aujourd’hui de s’adapter à tous les rythmes (de 65 à 160 BPM) et à toutes les sonorités – du jazz à l’électro, en passant par le rock et les musiques africaines. Le genre s’est ainsi ouvert à des audiences plus larges, permettant à des artistes comme Aya Nakamura ou Jul de représenter la France à l’occasion d’événements tels que les Jeux Olympiques de Paris.
L’essai de Boucaud-Victoire ne se contente pas de plaire aux amateurs de rap ; il vise à offrir des clés de compréhension aux lecteurs pour appréhender ce phénomène culturel qui, tel le rock en son temps, s’impose comme la bande-son de notre époque. Si le livre peut parfois dérouter les non-initiés en raison de l’abondance de références et de titres, c’est aussi ce qui fait sa richesse. Le lecteur y découvre l’évolution du rap, qui a progressivement abandonné son rôle de “rap conscient” (dénonçant les injustices), pour se tourner vers des thèmes plus individualistes et matérialistes, tels que les filles, l’argent, les marques et les voitures. Aujourd’hui, les rappeurs ne sont plus les parias qu’ils étaient, mais les ambassadeurs d’un capitalisme consumériste dont ils sont devenus les meilleurs VRP…