Raphaël Llorca : « Les marques façonnent désormais l’imaginaire des territoires »
Co-Directeur de L’Observatoire des Marques, imaginaires de consommation et politique et membre de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation Jean Jaurès, Raphaël Llorca [Promo #5] publiait en 2023 Le Roman national des marques : Le nouvel imaginaire français (Editions de L’Aube) et a réalisé, en octobre dernier, une étude intitulée « L’imaginaire territorial des marques » pour l’Institut Terram. Nous revenons avec lui sur la genèse et les enseignements de ces travaux.
Qu’est-ce qui t’a conduit à explorer le thème des imaginaires territoriaux des marques ?
Je m’intéresse depuis longtemps aux effets sociopolitiques des discours des marques, et ce projet s’inscrit dans cette démarche. Mon point de départ, c’est que le discours des marques dépasse de loin sa seule dimension commerciale ; il touche à des sujets d’intérêt général, impacte la perception de l’organisation de la société et reflète des préoccupations larges des Français. À l’occasion de mon livre Le Roman national des marques, j’ai vu émerger une question qui restait en partie non traitée : celle de l’articulation entre les niveaux local et national, qui est cruciale dès que l’on examine la construction d’un récit national. En France, le territoire est fondamental dans ce processus, car il représente bien plus qu’un simple lieu : c’est un ensemble de récits, de symboles, de valeurs qui incarnent notre culture et façonnent notre perception de l’appartenance. En lien avec le lancement de l’Institut Terram, un think tank centré sur les enjeux territoriaux, l’idée m’est venue de produire une sorte de “spin-off” du Roman national des marques sur le thème du territoire, en me rattachant à une typologie des imaginations proposées par Paul Ricoeur dans des cours donnés à l’Université de Chicago dans les années 70. Ce projet m’a permis de creuser l’influence des marques dans la représentation des territoires, avec la conviction que ces récits jouent désormais un rôle important dans notre perception collective de ce qu’est le territoire, de ce qu’il symbolise, et de comment il peut être investi ou réinvesti symboliquement pour répondre aux attentes et aux valeurs actuelles de la société française.
Selon toi, quel est le rôle des marques dans la création de l’imaginaire territorial aujourd’hui ?
Les marques sont devenues, de manière assez inattendue, l’une des principales sources de ce que j’appelle “l’imaginaire territorial”. Avant, on connaissait le rôle de la littérature, du cinéma ou de la télévision dans la construction des représentations associées à différents lieux. Désormais, il faut aussi compter avec les marques (Reflets de France, Paysan breton…), dont la force symbolique est incroyable. Elles disposent de moyens qui leur permettent de façonner de manière significative l’imaginaire lié aux territoires. Un exemple frappant est la capacité des marques à représenter certains aspects géographiques comme des “produits” d’un marché imaginaire. En façonnant ces représentations, elles viennent perturber l’imaginaire collectif avec leur vision de la France, en reprenant certains symboles, parfois en les simplifiant, pour répondre à un besoin de familiarité ou d’ancrage. Les marques participent désormais à ce “marché de l’imaginaire territorial”, où l’offre et la demande façonnent les récits. Ce qui est intéressant, c’est que des acteurs très divers y cohabitent : des récits politiques, des séries télévisées et les publicités de marques de grande distribution partagent un même espace de représentation. Il s’agit d’un “marché” au sens propre, où chacun tente de capter l’attention des Français avec des signes et des symboles familiers, qui déclenchent immédiatement une forme de reconnaissance et de confort. En observant cette influence croissante des marques, on perçoit la puissance de leur discours et leur rôle central dans notre compréhension actuelle du territoire.
Quelles sont les grandes tendances qui ressortent de ton étude des imaginaires territoriaux ?
L’un des points saillants de cette étude est la dimension conservatrice de ces représentations territoriales, comme une forme de “lifestylisation” de l’enracinement barrésien. En observant les pratiques des marques, on constate qu’elles se contentent souvent de recycler des images et des récits déjà existants. Elles mettent en avant des éléments immédiatement reconnaissables, tels que les volcans pour l’Auvergne ou le piment d’Espelette pour le Pays basque, qui ancrent l’imaginaire dans des clichés figés. Ces images, bien qu’attrayantes, enferment les territoires dans des représentations “éternelles”, des cartes postales décontextualisées qui limitent notre perception de leur diversité et de leur évolution. Cette vision figée empêche de saisir la modernité de certains territoires et gomme les innovations qui s’y déroulent, leurs changements sociaux et économiques. L’enjeu, c’est que cette vision limite le territoire à des symboles d’un autre temps, sans ouvrir l’imaginaire aux mutations contemporaines qui façonnent réellement notre France d’aujourd’hui. En réalité, ces clichés rassurent, mais ils ne reflètent pas toujours les transformations profondes. Prenons l’exemple de l’Auvergne, souvent réduite à ses paysages volcaniques, alors même que cette région s’ouvre sur des secteurs innovants comme l’intelligence artificielle. Cette tendance à figer l’image d’un territoire est d’autant plus problématique qu’elle réduit l’impact et l’attractivité de certaines régions, qui peinent à exister au-delà des symboles éternels. Ces choix restreints montrent un manque de renouvellement dans les imaginaires territoriaux promus par les marques.
Pourquoi ce retour au territoire est-il si présent aujourd’hui dans le discours des marques ?
Je crois que cette tendance à réinvestir l’idée de territoire traduit une sorte de “crise de l’individualisme” dans le discours des marques. Depuis le XIXᵉ siècle, le marketing s’est construit autour d’un modèle centré sur l’individu, en exaltant le consommateur isolé. Aujourd’hui, face aux critiques sur la déconnexion de ces discours avec le réel, les marques se recentrent sur le territoire pour recréer des racines symboliques, un effet de proximité avec le consommateur. Ce tournant territorial est aussi une réponse aux préoccupations sociétales actuelles, notamment la recherche de liens plus locaux dans une société marquée par des défis environnementaux, démocratiques et culturels. C’est presque un réflexe de survie dans un contexte où les marques doivent répondre à la critique d’un modèle trop centré sur elles-mêmes et déconnecté des réalités locales. Ainsi, même des multinationales comme Airbnb et Burger King s’inventent des racines locales, dans une logique de “terroir-washing” visant à se rapprocher de leurs consommateurs par des liens symboliques avec le territoire. Ce mouvement est particulièrement significatif, car il montre que le territoire devient un vecteur de légitimité pour les marques. En se réappropriant les symboles territoriaux, elles tentent de répondre à la crise de confiance envers des discours perçus comme distants, voire déconnectés du quotidien. Au final, c’est une manière pour elles de redonner du sens à leur image et d’inscrire leur identité dans un patrimoine commun, qui résonne profondément avec les attentes contemporaines d’authenticité et de solidarité.
Propos recueillis par François Perrin-Chapelain
A LIRE :
« Une nouvelle diaspora africaine de retour au bled »
Dans un article publié le 2 octobre sur le site La Grande Conversation, Afi Affoya [Promo#2] livre une très belle réflexion sur le sens que peut prendre le retour au pays natal (ou dans le pays natal des parents). Dans cet article d’une grande subtilité, elle explore la complexité de ce « retour au pays » pour les Africains ayant émigré en Europe, notamment en France. Et pose, sans le formuler explicitement, la question de savoir ce que sont la citoyenneté, la nationalité et l’identité dans un monde globalisé.
« Qui sont les “green cadres”, ces salariés qui s’attellent eux-mêmes à la transition ? »
Le 19 octobre, dans Le Point, Denis Maillard signait une tribune dédiée à ces salariés, principalement cadres ou ingénieurs, qui veulent accélérer la transition écologique au sein de leur entreprise, considérant que l’écologie politique ne parvient pas à le faire. Nourri par de multiples discussions et réflexions avec un grand nombre de membres des promotions successives de Social Demain, cet article s’intéresse à ce phénomène qui n’a pas encore été quantifié, mais qui se déploie rapidement… jusqu’à l’installation progressive, par exemple, d’un écosyndicat, Le Printemps écologique.
Matière à penser #1 : La société vue du prétoire
La comparution devant le tribunal d’Avignon de 50 hommes pour le viol d’une seule femme, à Mazan, a donné lieu à des manifestations de sou- tien et d’hommage à la victime, Gisèle Pelicot. La passion pour ce procès ne tient pas seulement au sujet discuté ou au mode opératoire des violeurs. Il fait fond aussi sur l’engouement de notre société pour les récits judiciaires : outre les succès récents de V13 d’Emmanuel Carrère sur le procès du 13 No- vembre 2015 ou de Récits de certains faits, de Yas- mina Reza, qui se veut un recueil de chroniques judiciaires, on note aussi les films Saint Omer, Le procès Goldman et bien sûr Anatomie d’une chute qui tous ont signé le retour en grâce des prétoires dans la fiction. Et dans le monde de l’entreprise, les spectacles de faux procès se multiplient, comme Citation Directe ou les Tribunaux pour les générations futures. Catharsis ? Éclairage sur le théâtre social ? Espace pour la nuance et la confrontation argumentée ? Quoi qu’il en soit, le procès permet d’aborder des sujets parfois difficiles.
Question : Si vous deviez utiliser la forme d’un faux procès, quels seraient les chefs d’inculpation que vous retiendriez contre votre organisation ? Pensez-vous avoir collectivement le recul suffisant pour une telle autocritique ?
Matière à penser #2 : Pourquoi les restaurateurs sont passés de MTV à BFM ?
Vous l’avez remarqué, la bande visuelle de notre époque est devenue celle des chaînes d’infos en continue, présentes dans les cafés ou les restaurants avec leur bandeau permettant de regarder sans le son. Pour certains, c’est la faute de la Sacem ! En demandant que les bars et les restaurants qui diffusaient MTV en boucle pour la musique et les clips payent des droits de dif- fusion, elle aurait eu un rôle direct dans le succès des chaînes d’info : les restaurateurs ayant alors tout simplement changé de chaîne, passant sur BFM, LCI ou CNews… Les choses sont un peu plus compliquées : si les cafés, hôtels et restaurants paient bien la Sacem lorsqu’ils diffusent des pro- grammes sonorisés à partir de postes de télévi- sions, le montant des droits n’est pas assis sur la chaîne diffusée, mais sur le mode de sonorisa- tion de l’établissement et le rôle qu’y occupe la musique. Le succès des chaînes d’info mais aussi de sport est peut-être moins dû au zapping qu’à la réduction du volume sonore des établissements… Bref, le mystère reste entier.
Peut-on encore échapper aux chaînes d’infos en continu ? La télévision est-elle allumée dans votre bureau, branchée sur une chaîne d’info ?
Brèves
- Mardi 1er octobre, Sacha Houlié [Promo#1], député de Poitiers, était le sujet du « Portrait » de Libération, sous le titre/jeu de mots « Qu’on Vienne le chercher » ! https://www.liberation.fr/portraits/sacha-houlie-quon-vienne-le-chercher-20240930_OHI5JMQYGVFMDARKWP4F26ZWJY/
- Dans le même journal, le 4 du même mois, une double page d’enquêtes sur le harcèlement moral en vigueur chez Seppic, « un fleuron de l’industrie française », donnait l’occasion à Camille Conesa [Promo #2] de rappeler que son cabinet d’avocats « représentant les victimes et a obtenu leur indemnisation, après plus de quatre ans de procédure. »
- Début octobre paraissait également la nouvelle étude de l’Institut Terram, avec la Fondation Jean Jaurès, intitulée « L’imaginaire territorial des marques », et signée Raphaël Llorca [Promo #5]. Sa lecture est en libre accès ici.
- Dans le Monde daté du 13 octobre, Adeline Fermanian [Promo #5] était interrogée en tant que co-Présidente du Comité de la Jupe, dans un article titré « Catholique et “emporté par la vague féministe”, le Comité de la Jupe fait pression sur l’église ».
- Mi-octobre, communiquant sur le Prix de l’innovation territoriale 2024, le Salon des maires et des collectivités locales (SMCL) publiait une vidéo présentant le travail accompli l’an dernier à Vinzieux avec InSite France , et pour lequel ce village de 450 habitants (dont le maire n’est autre que Hugo Biolley [Promo #4]) ledit prix l’an dernier, dans la catégorie “Dynamisme local” .
- Le 24 octobre paraissait chez L’Harmattan « Regards introspectifs sur les postures de l’expert du CSE, “l’expert social” », résultat des quatre années de recherche en CIFRE de Chloé Daviot [Promo #3].
- Raphaëlle Grandpierre [Promo #4] est désormais Juriste en droit social chez Eurexo, Part of CED, tandis que Charles Bozonnet [Promo #4] préside le CJDES – générations pro-ESS (entouré notamment de Quentin Palermo [Promo #5] et Juliette Censi [Promo #3]) et que Gaïa Sanchez [Promo#4] occupe le poste de vice-Présidente des Assises du Social.